"Est-ce qu'il existe un ascenseur social numérique ?"
Dans quelle direction va le numérique ? Vers une distribution élargie de la capacité d'agir et d'innover ? Ou vers une exigence d'expertise qui réhausse les barrières sociales et culturelles ? cofondateur de la Fing et chercheur, Jacques-François Marchandise livre ses réflexions.
Directeur de la recherche et de la prospective de la Fing (Fondation internet nouvelle génération), Jacques-François Marchandise observe les usages numériques depuis plus de 30 ans. L'inclusion, les inégalités, l'innovation sociale liés au numérique sont parmi ses principales préoccupations. Il conduit, depuis janvier 2015 et pour trois ans, le projet de recherche Capacity qui explore les réalités de l'empowerment, le "pouvoir d'agir" potentiellement renforcé par le numérique. Ces travaux de recherche sont menés conjointement par la Fing, l'Université Rennes 2 (CREAD-Marsouin) et Télécom Bretagne, ces deux équipes étant membres du GIS M@rsouin.
Après ces années d'analyse et de prospective, quel est votre regard sur le numérique ? Reste-t-il de la surprise ?
Jacques-François Marchandise. Je suis effectivement toujours émerveillé et enthousiaste, même si le numérique soulève un ensemble de questionnements. Je travaille sur cette tension qui existe entre toutes les possibilités ouvertes par le numérique et les questions qu'il pose et qu'il faut partager au sein de la société. C'est une posture constante, qui doit déboucher sur des propositions et des avancées autour de ce qui est souhaitable.
Dans Capacity, nous nous demandons si le numérique peut servir à dépasser les déterminations socio-économiques. Autrement dit : Est-ce qu'il existe un potentiel émancipateur du numérique qui permet de récupérer du pouvoir sur sa propre vie ? Ou, au contraire, est-ce qu'il contribue à aggraver les inégalités ?
Du côté potentiel émancipateur du numérique, quelles sont les promesses ?
Elles sont incertaines, c'est pour cela que nous avons lancé cette recherche. Disons d'abord que le numérique ne contribue pas seul à l'émancipation et pas pour l'individu seul. C'est précisément ce que les usages du numérique nous racontent : ils se développent quand il y a socialisation. Pourquoi les adolescents sont souvent à l'aise avec le numérique ? Pas forcément parce qu'ils sont jeunes, ni parce qu'ils sont tombés dedans depuis tout petits, mais parce qu'ils sont fortement socialisés. Les gens qui ne s'en sortent pas bien sont les gens isolés, socialement enclavés.
La première promesse de l'empowerment est l'estime de soi : comment je m'empare du numérique pour remporter un ensemble de petites victoires dans ma vie quotidienne et pour montrer ma compétence hors des codes classiques de la société. Il existe des personnes en précarité économique qui reprennent pied par ce moyen. Ou des personnes en situation de fragilité, avec par exemple un handicap, qui vont trouver au travers du numérique une façon de ne pas être réduits à leur détermination.
Le fait de retrouver du lien social est un autre point important. On a identifié que la perte d'emploi ou le départ à la retraite font partie des premiers facteurs d'équipement et de connexion à Internet. Pour maintenir ou rétablir des liens sociaux numériques quand les autres liens fonctionnent moins bien.
Les autres promesses sont du côté de la connaissance et de l'information. À deux niveaux : accéder à des apprentissages ou de la connaissance, et pouvoir contribuer à leur constitution. C'est bien sûr Wikipédia ou OpenStreetMap, mais aussi le tutoriel qu'on met en ligne sur YouTube. Même si je ne suis pas à l'aise avec le texte, je vais pouvoir trouver des chemins numériques où je serai contributeur. Quand on crée un tutoriel pour réparer son four ou un carburateur, on passe du côté contributeur. On devient actif.
De façon corollaire, c'est aussi l'expression. Un des pouvoirs importants que donnent les dispositifs numériques, c'est la prise de parole : la place publique enrichie. On le trouve notamment dans des thématiques très expertes comme l'environnement où le numérique peut distribuer du pouvoir délibératif à des endroits où le débat n'était pas officiellement ouvert.
Et puis il y a les Makers ?
Précisément. La démocratisation par le numérique passe aussi par le Faire, par diverses formes d'expérimentation active. Par exemple les Makers, une catégorie particulière du "Faire" qui convoque souvent l'intelligence de la main, la familiarité avec les matériaux. Ou encore la capacité à coder, puisque coder est une pratique émancipatrice qui permet de faire soi-même au lieu d'être consommateur.
Et puis il y a la capacité à entreprendre, à innover. Le numérique donne le pouvoir de développer des projets, associatifs, d'entreprises ou politiques. La nouveauté avec le numérique, c'est qu'il abaisse la marche à l'entrée. Je vais pouvoir, avec un coût beaucoup plus faible, développer une idée, collecter de l'argent, avoir accès aux usagers ou au marché…
Les capacités de faire se développent avec l'économie collaborative, la contribution, l'économie du partage. Elles deviennent possibles tout simplement parce que nous nous donnons du pouvoir les uns aux autres. Et on est encore au début de cette histoire-là.
En face des promesses, il existe aussi des risques ?
Il y a quelques années, on se préoccupait beaucoup du taux de pénétration du numérique : il fallait absolument aider les gens à monter dans le train. Aujourd'hui, on n'en est plus là. Les difficultés d'usage sont du côté des gens qui utilisent le numérique. Et si l'on fait l'inventaire, nous sommes tous en difficulté avec le numérique. Par exemple, la dématérialisation : chacun de nous a, un jour, perdu des photos de famille, des vidéos, des documents auxquels il tenait. C'est là le premier paradoxe : la difficulté n'est plus sur le retard d'usage mais sur l'abondance d'usages.
De la même façon, avoir accès à plus d'information ne signifie pas que nous soyons mieux informés. D'autant que les intermédiaires, les professeurs, les journalistes, sont eux-mêmes en difficulté parce que confrontés à la surabondance. Potentiellement, le numérique peut m'écraser. L'open data par exemple, dont on peut espérer un effet de démocratisation, peut produire l'effet inverse tant qu'on n'aura pas développé une culture populaire de la donnée. Le côté self-service du numérique produit un effet inégalitaire.
Encore un exemple, le fait qu'il y ait plus d'offres d'emploi en ligne n'a en rien simplifié la vie des demandeurs d'emploi. Pour l'instant, le numérique produit souvent l'effet inverse : il augmente le calvaire des demandeurs d'emploi. On envoie aujourd'hui 4000 demandes électroniques quand hier on envoyait 100 courriers. Le numérique a pour effet d'augmenter la concurrence dans un marché plus agressif.
L'apparente démocratisation produite par le smartphone est une autre difficulté. Le renouvellement de l'ordinateur étant trop cher, les gens qui ont peu de moyens passent directement au smartphone. La conséquence directe, c'est qu'ils n'ont plus de clavier. Or on est souvent moins en capacité de produire avec un clavier tactile qu'avec un clavier physique. À certains égards, il existe des risques de régression liés au smartphone à mesure que l'on passe d'une posture d'usage à une posture de consommateur.
Le détournement de valeur n'est-il pas un autre risque ?
Cette question n'est pas dans le périmètre du projet Capacity parce qu'il faut faire des choix, mais elle est néanmoins centrale. C'est une ligne de front, de la même façon que l'utilisation des données personnelles et la protection des libertés est une ligne de front. La pseudo gratuité des modèles économiques de nombreux services numériques repose sur la prédation et la captation de valeur. Il y a problème quand l'économie d'efforts grâce au numérique ne se traduit pas en bien-être pour les gens qui travaillent mais en profit pour les actionnaires. Le numérique peut même nous faire travailler à notre insu. La question de l'évaporation de valeur est très bien traitée par Antonio Casilli à propos du Digital Labor. Celle de la création de biens communs numériques est portée par le mouvement des Communs.
Le projet Capacity sera à mi-parcours en juin. Quelles sont ses directions de travail ?
Nous travaillons selon trois axes. Le premier concerne l'inclusion, l'éducation et l'apprentissage : comment on passe de l’usage ordinaire du numérique aux pratiques actives. Le deuxième considère les trajectoires des innovateurs, en s'intéressant de préférence aux porteurs d'innovation qui ont dépassé les déterminants sociaux, économiques et culturels. Et également aux transitions professionnelles : les gens qui ont changé de voie par le numérique.
Le troisième axe, plutôt en dernière année de projet, s'intéressera aux dynamiques territoriales : qu'est-ce qui crée des conditions favorables au pouvoir d'agir ? Qu'est-ce qu'un environnement capacitant ? Du point de vue des institutions et de l'action publique, mais pas seulement. Ce sont aussi les acteurs associatifs et les entreprises qui portent des initiatives. Il s'agit pour nous d'étudier dans quelle mesure une société innovante serait d'abord une société capacitante.